Plus de 6 millions de Français vivent dans un désert médical, ces zones où l'accès aux soins devient un parcours du combattant. Pendant deux mois, notre reporter s'est rendu dans plusieurs régions touchées par cette désertification pour recueillir les témoignages des habitants et comprendre les solutions mises en place par les collectivités locales. Un état des lieux alarmant d'une France à deux vitesses en matière de santé.
À Saint-Geniez, le dernier médecin est parti
Saint-Geniez-d'Olt, petite commune de l'Aveyron de 1 800 habitants, incarne le drame des déserts médicaux français. Lorsque le Dr Blanchard a pris sa retraite en mars 2024, personne n'a voulu reprendre son cabinet. Depuis, les habitants doivent parcourir 35 kilomètres pour consulter un généraliste.
"Mon mari est diabétique et moi j'ai des problèmes cardiaques", raconte Monique, 72 ans, dans sa cuisine où trônent une douzaine de boîtes de médicaments. "On n'a plus le permis tous les deux. Pour aller chez le médecin, il faut qu'on demande à notre fils de poser une journée de congé. Alors on y va le moins possible, et parfois on laisse traîner des choses qu'il faudrait soigner tout de suite."
Le village de Saint-Geniez-d'Olt, Aveyron, avril 2025
Le maire, Jean-Pierre Mazars, a tout essayé : appels à candidatures, primes d'installation de 50 000 euros, logement gratuit, mise en avant de la qualité de vie. "On a reçu deux candidatures en un an. Un médecin retraité qui voulait venir trois jours par semaine, et un jeune qui cherchait un remplaçant mais pas un poste fixe. C'est désespérant."
Une pénurie qui s'aggrave
Le cas de Saint-Geniez n'est pas isolé. Selon l'Atlas de la démographie médicale 2025, 30% du territoire français est considéré comme sous-doté en médecins généralistes. La situation est particulièrement critique dans le Massif central, les Ardennes, la Nièvre et certaines zones des Hauts-de-France.
Les chiffres sont éloquents : il faut en moyenne 6 jours pour obtenir un rendez-vous chez un généraliste en zone rurale, contre 2 jours en zone urbaine dense. Dans certaines communes, le délai peut atteindre trois semaines.
"Nous assistons à un effondrement de l'accès aux soins dans nos campagnes. C'est une question d'égalité républicaine : un Français de la Creuse doit pouvoir se soigner aussi facilement qu'un Parisien."
— François Braun, ancien ministre de la Santé
Les causes sont multiples. D'abord, le vieillissement de la profession : 40% des médecins généralistes ont plus de 60 ans et vont partir à la retraite dans les cinq prochaines années. Ensuite, les jeunes médecins privilégient les zones urbaines et le salariat à l'installation libérale en milieu rural. Enfin, la charge de travail dissuade : un médecin de campagne doit souvent assurer seul les gardes, les visites à domicile et les urgences.
Le témoignage d'une généraliste épuisée
À Châteauroux, dans l'Indre, nous avons rencontré le Dr Émilie Fontaine, 42 ans, qui exerce seule depuis dix ans. Son récit illustre la réalité quotidienne de ces médecins "résistants".
"Je consulte de 8h à 20h du lundi au vendredi, et je fais les urgences le samedi matin. J'ai 1 800 patients sur ma liste. Je refuse de nouveaux patients depuis deux ans, mais les gens viennent quand même, désespérés. Comment leur dire non ?"
Le Dr Émilie Fontaine dans son cabinet de Châteauroux
Le Dr Fontaine ne prend plus de vacances depuis trois ans. "Je n'ai personne pour me remplacer. Quand j'ai essayé de fermer une semaine l'été dernier, j'ai reçu des dizaines d'appels paniqués. Des patients qui n'osaient pas aller aux urgences et attendaient mon retour. J'ai fini par écourter mes vacances."
Cette situation a un coût personnel : "Je ne vois plus mes amis, mes enfants se plaignent que je ne suis jamais là. Mon mari m'a dit l'autre jour : 'Tu es médecin ou esclave ?' Mais j'aime mon métier, j'aime mes patients. Je ne peux pas les abandonner."
Les solutions qui émergent
Face à cette crise, des initiatives innovantes voient le jour. À Ploërmel, en Bretagne, la communauté de communes a créé une maison de santé pluridisciplinaire qui fait figure de modèle.
"On a réuni médecins, infirmiers, kinés, pharmacien et assistante sociale sous le même toit", explique Martine Leblanc, directrice de la structure. "Les médecins ne sont plus isolés, ils peuvent se partager les gardes et les tâches administratives. Et pour les patients, c'est un parcours de soins simplifié."
Le succès est au rendez-vous : trois jeunes médecins se sont installés en deux ans. "Je ne me serais jamais installée seule à la campagne", confie le Dr Lucas Martin, 32 ans. "Mais là, il y a une vraie dynamique d'équipe, un partage des compétences. Et on a des horaires de vie normale."
D'autres solutions se développent :
- La télémédecine : des cabines de téléconsultation s'installent dans les pharmacies et les mairies
- Les infirmières en pratique avancée : elles peuvent renouveler des ordonnances et assurer un suivi de certaines pathologies chroniques
- Les assistants médicaux : ils soulagent les médecins des tâches administratives
- Les communautés professionnelles territoriales de santé : elles coordonnent les acteurs de santé sur un territoire
La télémédecine, solution miracle ?
La télémédecine est souvent présentée comme la solution aux déserts médicaux. Nous avons testé une cabine de téléconsultation installée dans la pharmacie de Guéret, dans la Creuse.
Le dispositif est impressionnant : tensiomètre, oxymètre, stéthoscope électronique, caméra HD. Un médecin situé à 200 kilomètres nous guide à distance pour réaliser les examens. La consultation dure 15 minutes et se termine par une ordonnance envoyée directement à la pharmacie.
"C'est pratique pour les consultations simples", reconnaît Bernard, 68 ans, qui vient de l'utiliser. "Mais ça ne remplace pas le contact humain avec son médecin. Et puis, il faut savoir utiliser la technologie. Ma femme n'y arriverait pas."
"La télémédecine est un complément, pas un substitut. On ne peut pas soigner uniquement à distance. La médecine, c'est aussi l'examen clinique, le toucher, l'intuition que donne la présence physique."
— Dr Patrick Bouet, président du Conseil national de l'Ordre des médecins
Le débat sur la régulation de l'installation
Faut-il obliger les jeunes médecins à s'installer en zone sous-dotée ? La question divise. Les syndicats de médecins y sont massivement opposés, au nom de la liberté d'installation. "On ne peut pas forcer quelqu'un à vivre quelque part", argue le Dr Jean-Paul Hamon, président de la Fédération des médecins de France.
Mais du côté des élus et d'une partie de l'opinion publique, l'idée fait son chemin. "Les études de médecine sont financées par la collectivité", rappelle Arnaud Robinet, maire de Reims et médecin. "Il ne serait pas illégitime d'exiger en contrepartie quelques années de service dans les zones qui en ont besoin."
Certains pays ont franchi le pas. En Allemagne, 10% des places en faculté de médecine sont réservées aux étudiants qui s'engagent à exercer dix ans en zone rurale. En Australie, les médecins formés à l'étranger doivent travailler cinq ans dans les zones reculées avant de pouvoir s'installer en ville.
L'urgence d'agir
En attendant les réformes structurelles, la situation continue de se dégrader. Dans le Cantal, le dernier gynécologue du secteur vient de partir à la retraite. Les femmes enceintes doivent désormais faire 80 kilomètres pour leur suivi de grossesse. "Certaines accouchent dans leur voiture en route vers l'hôpital", s'alarme une sage-femme.
Les conséquences sur la santé publique sont mesurables. Une étude de l'Inserm montre que le taux de mortalité est 20% plus élevé dans les déserts médicaux, en raison notamment de retards de diagnostic et de renoncement aux soins.
Une pharmacie dans un village du Cantal, l'un des derniers services de santé
"On parle beaucoup d'égalité territoriale, mais en matière de santé, on a créé une France à deux vitesses", dénonce Jérôme Marty, président de l'Union française pour une médecine libre. "Il faut un plan Marshall pour les déserts médicaux, avec des moyens massifs et des mesures coercitives si nécessaire."
Des habitants qui s'organisent
Face à l'inertie, certains habitants prennent les choses en main. À Objat, en Corrèze, un collectif de citoyens a lancé une campagne de financement participatif pour créer une maison de santé. Ils ont récolté 200 000 euros en six mois.
"On ne pouvait plus attendre que l'État ou la région agissent", explique Pauline, 45 ans, cheville ouvrière du projet. "On a décidé de construire nous-mêmes notre solution. On a trouvé un bâtiment, on l'a rénové, et maintenant on prospecte des médecins en leur proposant des conditions attractives."
Ce type d'initiatives citoyennes se multiplie. À Champsecret, dans l'Orne, les habitants ont même embauché directement un médecin salarié, une première en France.
Ces exemples montrent qu'il existe des solutions, mais qu'elles nécessitent une mobilisation collective et des moyens importants. La question des déserts médicaux n'est pas qu'un enjeu de santé publique : c'est un révélateur de la fracture territoriale française et un test de notre capacité à garantir l'égalité républicaine sur tout le territoire.